Souveraineté et constitution

23 février 2023

L’UE n’est pas une puissance. Loin d’être pauvre, elle ne se comporte pas en adulte responsable. Pas étonnant que Joseph Biden se soit rendu à Varsovie le 22 février pour conforter et rassurer la Pologne et d’autres membres de l’OTAN. Bien avant leur adhésion à l’UE en 2004, parce que celle-ci n’assurait déjà visiblement pas sa propre sécurité et donc ne pourrait garantir la leur, nos frères d’Europe centrale avaient compris que si, pour l’argent, c’était l’UE, pour la sécurité, c’était l’OTAN, donc les États-Unis d’Amérique. Après la Syrie et l’Afghanistan, pouvons-nous compter sur l’Oncle Tom ? Oublions les contes de fées. L’UE devrait avoir honte de ne pas être capables d’aider elle-même ses proches voisins lorsqu’ils sont menacés, comme l’Ukraine aujourd’hui, à la hauteur de leurs besoins et de continuer, pour sa propre défense, à vivre aux crochets de nos alliés d’outre-Atlantique qui restent les vrais chefs de l’OTAN.

Souveraineté et puissance

Le 26 septembre 2017 à la Sorbonne, Emmanuel Macron a introduit le concept d’Europe souveraine, inlassablement repris depuis. Son contenu n’en a jamais été précisé, pas plus que des pistes sérieuses et réalistes n’ont été proposées pour le concrétiser. Or la souveraineté de l’UE se comprend non seulement face aux États du Monde, mais aussi, même en respectant le principe de subsidiarité, vis-à-vis de ses propres États membres. Aussi longtemps que les États membres continueront chacun de se concevoir comme une « nation souveraine » en compétition permanente avec tous les autres, le concept de souveraineté européenne restera creux. La souverainetéi est « le caractère d’un État ou d’un organe qui n’est soumis à aucun autre État ou organe, alors même qu’il est lié par des règles supérieures » (son droit interne). Serons-nous souverains ensemble, au sein de l’Union européenne, ou resterons-nous craintivement et jalousement « souverains » vis-à-vis les uns des autres et vis-à-vis de l’Union européenne ? Cette contradiction doit être tranchée avec détermination. Aucun compromis n’est possible, il faut choisir, lucidement et courageusement, pour notre avenir commun, pas pour perpétuer nos querelles passées. Mais par ailleurs « le principe de la souveraineté du peuple est substitué au principe de la souveraineté royale, la monarchie héréditaire étant changée en monarchie élective »ii. Remplaçons le terme « nationale » par « royale », et la souveraineté du peuple, c’est-à-dire des citoyens, subroge l’hypothétique souveraineté de l’État-nation. Ainsi, en Suisse, « le souverain » désigne précisément le peuple. Le moment est venu pour nous d’un sursaut démocratique.

Faire évoluer l’Union européenne vers une Europe puissance, souveraine et démocratique constitue désormais un devoir existentiel. L’Europe ne sera pas souveraine sans être une puissance respectée. Il ne peut exister, entre autres, de défense européenne qui ne soit l’émanation d’une Europe puissante et respectée. L’Europe peut espérer le respect pour les valeurs qu’elle porte aujourd’hui, sa civilisation, ses œuvres d’art, ses réalisations culturelles et ses idées. Mais elle doit aussi le mériter pour la vigueur de son économie et sa force d’âme.

Une alliance n’est pas un État

À visée défensive, le traité de l’Atlantique Nord n’est qu’un traité d’alliance entre États signataires. Son organisation opérationnelle, l’OTAN, ne constitue pas un État. Structure non démocratique, elle ne dispose pas d’un gouvernement et son assemblée parlementaire, non élue, n’est qu’une façade. En outre, les alliances sont par nature contextuelles et temporaires. Elles finissent toujours par être dénoncées.

L’OTAN ne dispose en propre ni de troupes, ni de matériels, ni de munitions. Elle repose entièrement sur les capacités de ses membres, largement dominés par les États-Unis d’Amérique du Nord, qui essaient constamment de convaincre leurs « partenaires » au sein de l’alliance d’adopter la doctrine militaire qu’ils ont établie, fait évoluer et mise en œuvre au service de leurs choix géopolitiques.

Répondant à des stratégies divergentes, souverainetés nationales obligent, les équipements militaires des États membres de l’UE sont souvent très hétéroclites. Eurofighter, Rafale ou Grippen visent des utilisations différentes. Les diverses versions de l’hélicoptère de combat Tigre ont été coûteuses à développer afin de répondre aux exigences différentes de leurs acheteurs. La France et l’Allemagne n’imaginaient pas pouvoir mettre en œuvre les mêmes chars. Les munitions d’artillerie, quand elles sont de même calibre, ne sont pas normalisées. Pire : lorsque des pays européens comparent les qualités de matériels concurrents au regard de leurs choix stratégiques, les États-Unis finissent pratiquement toujours par imposer leurs matériels en usant de pressions diplomatiques. Ainsi, appâtés par des participations industrielles alléchantes, des États membres de l’UE officiellement opposés à l’arme nucléaire se retrouvent néanmoins possesseurs en nombre d’avions F35 dont la principale caractéristique distinctive aux yeux des États-Unis est qu’ils peuvent transporter la bombe atomique américaine.

Prenons nous-mêmes notre défense et, plus généralement, notre souveraineté, en mains et devenons crédibles avant de confirmer par la suite une ou plusieurs alliances, sur un pied d’égalité. Certes, avec en ligne de mire les années 2030, on travaille aujourd’hui, bien difficilement, à remédier à cette dispersion avec, par exemple, deux programmes, l’un dit « Système de combat aérien du futur, SCAF, (Future Combat Air System, FCAS) », l’autre « Système Principal de Combat Terrestre, SPCT (Main Ground Combat System, MGCS) », respectivement destinés entre autres à remplacer les avions Eurofighter/Typhoon et Rafale et les chars Lepoard 2 et Leclerc. Mais l’Italie a cédé aux pressions anglaises pour participer séparément au programme « Tempest » concurrent du SCAF. Si l’on dispose des moyens financiers nécessaires, il peut s’avérer sain de mettre les fournisseurs en compétition dans le cadre de concours objectifs, ouverts, francs et réguliers. Mais les choix finals doivent relever d’une décision publique européenne afin de préserver une homogénéité maximale des équipements au sein des forces armées européennes.

Démocratie européenne

Pour leur bien actuel et futur, les citoyens européens doivent maintenant donner à leur Union les moyens de jouer un vrai rôle géopolitique, en la dotant d’un exécutif européen pleinement légitime, sous le contrôle démocratique d’un Parlement de plein exercice. Car, entre autres, « pas d’exécutif européen, pas d’armée européenne ! »iii, pas même de « défense » européenne, faut-il ajouter. Comme cela apparaît plus nécessaire que jamais, qu’ils se donnent enfin un État européen, osons ce mot et ce concept, souverain et respecté, doté, démocratiquement, d’une loi fondamentale ou constitution, démocratiques.

La gouvernance de l’UE ne peut plus continuer d’être dominée « hors sol (européen) » par les gouvernements et les diplomates des États membres ou par la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne Sa souveraineté ne peut lui être déléguée que par la souveraineté du peuple européen lui-même, constitué en tant que demosiv, ce que l’élection au suffrage universel du Parlement européenv confirme et renforce (cf. élections). Le Parlement ne représentant pas les États, qui le sont par ailleurs, par d’autres institutions, il est nécessaire et important de réformer la loi électorale européennevi afin que la représentation des citoyens soit pleinement équitable dans l’ensemble de l’Union, quelle que soit la population de chaque État membre. Notons aussi que, comme leurs collègues français pour l’ensemble des citoyens français, chaque parlementaire européen s’exprime au nom de tous les citoyens de l’Union et pas seulement au nom de ses propres électeurs.

La légitimité démocratique se vit à différents niveaux

En matière d’action publique, le concept de légitimité démocratique est essentiel. Il permet de délimiter la répartition et la hiérarchie des responsabilités entre niveaux institutionnels. Le citoyen d’une commune participe à l’élection des conseillers municipaux, leur conférant ainsi démocratiquement une légitimité dans l’administration de la commune, dans ce cadre seulement et pour cela uniquement. Le même raisonnement vaut pour tous les étages institutionnels, puisque, naturellement, il existe, en France par exemple, d’autres élections directes pour les conseils départementaux et régionaux, et pour l’Assemblée nationale. La légitimité démocratique n’est pas transitive. Il n’existe pas de légitimité directe et indirecte. Les élus d’une commune n’ont de légitimité démocratique que dans cette commune. En tant que tels, au conseil départemental, au conseil régional ou à l’Assemblée nationale, ils n’en ont aucune. De la même manière, les gouvernements des États membres ne peuvent se targuer d’aucune légitimité démocratique au niveau européen. Si l’on considère que, dans l’échelle des légitimités, les collectivités territoriales intermédiaires qui disposent d’une personnalité juridique propre doivent néanmoins bénéficier d’une représentation politique, ceci relève d’un système parlementaire bicaméral. En tant que telle, une assemblée des chefs de gouvernements des États membres n’est pas démocratiquement légitime au niveau européen, tandis que les assemblées sectorielles des ministres de compétences similaires au sein de ces mêmes gouvernements (les formations du Conseil de l’Union européenne, dit « des ministres ») ne constituent pas une chambre haute représentant démocratiquement les structures institutionnelles des États membres.

Dans tous les États membres, depuis notamment la crise sanitaire de la Covid-19, une majorité significative des citoyens appelle de ses vœux , parfois sans en avoir pleinement conscience, que des délégations de souveraineté supplémentaires soient dorénavant accordées au niveau européen, y compris même certaines compétences jusqu’ici considérées par des États membres comme relevant de leurs pouvoirs, droits et fonctions « régaliens »vii. Il s’agirait alors de réviser la répartition des compétences exclusives et partagées entre les États membres et l’Union, donc réexaminer ce qui relève de la subsidiarité. Avec fermeté, il va aussi falloir faire respecter les compétences exclusives de l’UE. Cela aussi, n’en déplaise aux gouvernements des États membres, donnera de la consistance à la souveraineté de l’Union européenne dont ils sont membres. Bien que plusieurs sinon tous le fassent régulièrementviii, les traités qu’ils ont signés n’autorisent pas les États membres à exercer vis-à-vis d’États tiers, chacun pour soi, des compétences réputées exclusives de la Commission européenne.

Il faut aussi mettre fin à la compétition fratricide entre États. L’exigence légitime de « concurrence libre et non faussée » entre entreprises, par-dessus nos frontières intérieures, n’implique pas que la concurrence fasse rage entre les États, bien au contraire : la concurrence, mais aussi la coopération, entre entreprises européennes doit être encouragée pour favoriser l’essor non pas de monopoles dominateurs, mais de « champions » européens de dimension mondiale. Et, sans qu’elles soient interdites, les aides d’État doivent voir leur périmètre et leur encadrement mieux précisés, ou être transférées au niveau de l’Union.

Assez de traité internationaux, une loi fondamentale ou une constitution, maintenant ou jamais

Depuis 73 ans, par-dessus la tête des citoyens étonnés, éblouis, éberlués, hostiles ou indifférents, le projet européen d’Union a progressé par des accords inter-gouvernementaux n’ayant par nature que le caractère de traités internationaux. On laissait agir les gouvernements. Le « Traité établissant une Constitution pour l’Europe » (TECE)ix de 2004-2005 n’était pas une constitution.

Aujourd’hui, ce n’est pas d’un nouveau n+1ième traité dont nous avons besoin, mais d’une constitution, d’une vraie. Et il n’est pas dans la nature d’une constitution d’être concédée aux citoyens par quelque traité international. Il revient à ceux-ci de se la donner à eux-mêmes en impliquant leurs représentants légitimes, démocratiquement élus au Parlement européen. Cela peut éventuellement exiger une nouvelle Convention, mais il ne s’agit certainement pas de viser une réforme des traités. De toute façon et contrairement aux idées reçues, l’article 48 TUE ne pourrait jamais le permettre. Le traité de Lisbonne est un piège intergouvernemental redoutable et pernicieux visant à figer indéfiniment les structures de l’Union. Conférence sur l’avenir de l’Europe ou pas, peut-on croire que le renoncement à l’unanimité sera jamais unanimement accepté par les gouvernements des États membres ? Déjà treize d’entre eux s’opposent officiellement à toute réforme des traités.

Le prochain Parlement doit recevoir des citoyens, lors des élections, la mission de s’ériger en assemblée constituante. Il faut faire vite, 2024 est proche et l’élection européenne est pour bientôt.

François Mennerat

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i  Selon le Grand Robert.

ii  Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. V, p. 278.

iii  Christophe Gomart, général de corps d’armée.

iv  « Les citoyens sont directement représentés, au niveau de l’Union, au Parlement européen. » (Art. 10 2. TUE) et « Le Parlement européen est composé de représentants des citoyens de l’Union. » (Art. 14 2. TUE)

v« Les membres du Parlement européen sont élus au suffrage universel direct, libre et secret, pour un mandat de cinq ans. » (Art. 14 3. TUE)

vi  « La représentation des citoyens est assurée de façon dégressivement proportionnelle, avec un seuil minimum de six membres par État membre. » (Art. 14 2. TUE), disposition remontant au traité de Nice en 2001.

vii  Ce terme purement français, assez piquant pour un pays qui a aboli la monarchie, n’a pas d’équivalent dans les autres langues. Définis par les penseurs de l’absolutisme, les droits, pouvoirs ou fonctions régaliens constituent les « marques de souveraineté » dont disposent la royauté ou ultérieurement et par analogie l’État national. Il recouvre habituellement la sécurité intérieure (police et justice), la sécurité extérieure (armée) et la monnaie. En France aujourd’hui, les ministères de la Défense, des Affaires étrangères, de la Justice, des Finances et de l’Intérieur sont qualifiés de régaliens. Les libéraux minarchistes sont partisans d’un État minimal réduit à des pouvoirs régaliens de maintien de la sécurité, avec quelques divergences concernant la monnaie.

viii  Scholz s’était récemment illustré en Amérique latine, il récidive en Inde. Ailleurs, c’est souvent Macron.

ix  Ce projet de nouveau traité, communément nommé à tort « traité constitutionnel », voire même « Constitution européenne », fut élaboré entre février 2002 et juillet 2003 par une Convention européenne chargée « d’examiner les questions essentielles » soulevées par le grand élargissement à venir en 2004 et de « rechercher les différentes réponses possibles » aux lacunes constatées des traités d’Amsterdam (1999) et de Nice (2001). Signé solennellement à Rome le 29 octobre 2004 par les ministres des Affaires étrangères des États membres, il ne fut pas ratifié par tous les États membres et dut être abandonné. Il avait été soutenu par quasiment tous les pro-européens et la défaite du oui au referendum du 29 mai 2005 provoqua en Europe un choc immense et un marasme considérable. C’est en réaction qu’à l’initiative de militantes et militants de gauche que Sauvons l’Europe fut fondée en octobre 2005.

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