Addio Spinelli, добро пожаловать к Путину ?

(Adieu Spinelli, bienvenue à Poutine ?)

Nous sommes en guerre, vraiment, mais nous ne l’avons pas encore compris. Qui « nous » ? Les gouvernements des États membres de l’Union européenne, dont la France, l’Allemagne et la plupart des autres, sauf les États baltes, la Finlande et la Pologne.

« 2024 sera une année de choix décisifs », nous a-t-il été déclaré le 31 décembre lors des vœux aux Français. « Nous aurons à faire le choix d’une Europe plus forte plus (sic) souveraine… » Mais, la souveraineté de l’Europe ne sera pas atteinte au prix d’un simple élan rhétorique, fût-ce dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne comme en septembre 2017, il y a déjà plus de six ans. Elle se construit, en pleine conscience, rationnellement, et surtout démocratiquement. En démocratie, la souveraineté appartient au peuple (demos). Or aujourd’hui, même ceux qui se réclament encore de Spinelli1 se sont ralliés à l’idée qu’un invraisemblable nouveau traité international entre gouvernements des États membres (seuls un tiers des vingt-sept ne déclarent pas s’y opposer catégoriquement) permettrait, miraculeusement d’aboutir à une Europe démocratique et souveraine. Si l’on n’écoute pas les citoyens européens qui, dans leur majorité, y croient et l’attendent, on n’aboutira pas à cette Europe solide, souveraine et forte dont on nous parle.

Mais est-il vrai que « 2024 sera enfin l’année de nos fiertés françaises » ? »Que « 2024 sera un millésime français » ? « Parce que c’est une fois par décennie que l’on commémore avec cette ampleur notre Libération (par les Américains, NDLR). C’est une fois par siècle que l’on accueille les Jeux Olympiques et Paralympiques. Et c’est une fois par millénaire que l’on rebâtit une cathédrale. » ?

Et nous qui croyions que 2024 serait plutôt ou devrait être l’année de l’Europe démocratique, solide, souveraine, présente et active sur les chantiers diplomatiques du monde, l’année de la fierté de l’Europe ! « Une Europe qui œuvre à la paix au Proche-Orient et sur notre propre continent, en continuant (sic) à soutenir le peuple ukrainien et avec lui, notre sécurité, notre liberté, nos valeurs » ! Paroles ! Paroles !

Tandis qu’à Bruxelles, Thierry Breton2 s’échine à promouvoir l’idée d’un fonds européen de cent milliards d’euros pour stimuler l’industrie de la défense, en répartissant sa production entre tous les États membres, Raphaël Glucksmann a raison de souligner3 qu’« aujourd’hui la France est avant-avant-dernière en Europe dans l’aide à l’Ukraine par rapport à son PIB » et que « Même le chancelier Olaf Scholz nous exhorte (la France) à faire plus ». Mais4, bien que soutenue notamment par le ministre polonais des affaires étrangères Radoslaw Sikorski, la proposition de Thierry Breton suscite beaucoup de réserves de la part de certains pays, notamment de l’Allemagne, rétifs à la hausse des dépenses publiques et à tous les financements mutualisés qui les mettent davantage à contribution. Sans mentionner la tutelle des États-Unis par le truchement de l’OTAN, acceptée et intériorisée, notamment en matière de fourniture de matériels, pas plus que, comme on l’a vu, pour la question de l’immigration, l’« Union européenne » ne dispose aujourd’hui pour sa défense du moindre pouvoir contraignant envers ses États membres. Dans trop de domaines essentiels (« régaliens »), elle n’est pas souveraine vis à vis d’eux. La défense demeure une compétence très peu partagée. Pour être souveraine, l’Union doit aussi se libérer des limites que lui imposent ses États membres. Au nom de la subsidiarité, ceux-ci ne doivent conserver que les compétences qui ne sont pas mieux exercées au niveau de l’Union. Les réticences qui continuent de se manifester ne relèvent que d’un nationalisme désuet et nuisent gravement à l’efficacité politique que tous les citoyens européens attendent d’elle. Dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), chaque État conserve sa souveraineté, l’UE ne se voyant attribuer qu’une mission de coordination de l’action des Vingt-Sept.

Il n’existera aucune défense de l’Europe par l’Europe sans un gouvernement démocratique légitime de l’Europe et un Parlement européen de plein droit. Comme la souveraineté, l’attribution de l’exercice de la violence légitime et sa délimitation, ne peuvent relever que des citoyens, démocratiquement. Pas plus que son assemblée parlementaire, l’OTAN ne dispose de la moindre légitimité démocratique. Il n’appartient pas aux États membres, mais aux citoyens européens d’organiser la gouvernance de l’Union européenne et d’établir des institutions démocratiques, avec leurs représentants élus.

Il faut aller au bout de la décision prise en 1976 d’élire le Parlement européen au suffrage universel direct. Auparavant, il n’existait qu’une assemblée parlementaire sans légitimité. La légitimité et la liberté du Parlement européen ne dépendent pas de la volonté des États signataires d’un traité international. Il est temps de changer de lunettes et d’être lucides. En démocratie, le demos c’est le peuple des électeurs. Les députés européens sont nos représentants. Par leur vote libre, seuls les citoyens européens peuvent accorder ou récuser la légitimité de leur Parlement.

Nos députés possèdent en propre des lieux de réunion. Nulle baïonnette ne saura les en expulser. Ils n’auront pas besoin de chercher refuge dans une salle de Jeu de Paume. Il leur suffit de prêter solennellement serment « Nous jurons de ne jamais nous séparer et de nous rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’au jour où la constitution… de l’Europe sera établie et affermie sur des fondements solides ». Au nom de quoi, par quelle couardise, par quel déni de démocratie, se déroberaient-ils (elles) à ce devoir impératif ? Parce que des traités intergouvernementaux ne leur en donnerait pas le droit ? Ils ne peuvent pas le leur interdire. Si les députés sortants prétendent que c’est impossible, élisons-en d’autres. « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas. C’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » (Sénèque)

Les nationalistes, en réalité, comme tous les sondages le montrent, ne disposent nulle part d’une majorité absolue parmi les citoyens européens et, sinon pour détruire, ils sont incapables de s’entendre. Alors pourquoi trembler ? Seule la force de la démocratie peut leur barrer la route. « Ne laissons pas un match Attal-Bardella kidnapper l’élection européenne » dit Raphaël Glucksmann5.

« Car la force de caractère est la vertu des temps difficiles » nous a-t-on aussi déclaré lors des vœux aux Français ? Lucidité et courage sont, plus que jamais, les deux vertus nécessaires aux citoyens et à leurs élus.

Il est grand temps maintenant, de sauver l’Europe. Il revient le temps des Sophie Scholl, Jean Moulin, Luciano Bolis, Witold Pilecki, Max Manus et tant d’autres, la plupart oubliés.


(Cet article a été publié sous une forme légèrement différente par Sauvons l’Europe le lundi 29 janvier 2024 à 08:00)


Notes :

1 Altiero Spinelli (1907-1986) avait été dans sa jeunesse un militant anti-fasciste déterminé, ce qui lui avait valu d’être emprisonné 10 ans, puis confiné 6 ans, jusqu’en 1943, dans plusieurs petites îles de la mer Tyrrhénienne, particulièrement celle de Ventotene. Au cours de cette période, il réfléchit à l’avenir de l’Europe, lit beaucoup et discute avec ses compagnons d’infortune, ce qui aboutit, à Ventotene en 1941 à la rédaction de l’un des principaux textes prospectifs issus de la Résistance, intitulé « Pour une Europe libre et unie. Projet de manifeste », plus connu sous le nom de « Manifeste de Ventotene », en collaboration avec Ernesto Rossi. Spinelli resta toute sa vie l’ardent promoteur d’une Europe démocratique tirant sa légitimité du peuple. « Pratiquement seul, il indiqua la voie européenne et choisit comme objectif prioritaire la construction de l’Europe, à poursuivre non pas à travers les procédés de la politique étrangère mais à travers une lutte démocratique de caractère supranational et constitutionnel. » (Mario Albertini, qui lui succéda à la présidence du Movimento Europeo Federalista (MFE). Commissaire européen, puis membre de l’Assemblée parlementaire européenne (1976-1979), il est membre du premier Parlement européen élu au suffrage universel direct en 1979. Il est rapporteur de la Commission institutionnelle qui élabore un « Projet de traité instaurant l’Union européenne » dit aussi « Plan Spinelli » adopté le 14 février 1984 par le Parlement européen à une écrasante majorité, mais rejeté par les Parlements nationaux auxquels il est soumis pour ratification. Spinelli est réélu en 1984 et décède le 23 mai 1986. Le bâtiment principal du Parlement européen à Bruxelles porte son nom.

2 Le Monde du 12 janvier 2024. Le correspondant du Monde à Bruxelles qualifie, par ailleurs, Thierry Breton de « commissaire européen Renew », oubliant qu’en pratique, comme en vertu des articles 17§3 TUE et 245 TFUE il est par fonction complètement indépendant de son État membre d’origine et que, par ailleurs, son éventuelle adhésion à un parti politique n’est qu’une question personnelle ne devant avoir aucune incidence directe sur la manière dont il exerce cette fonction. Il conviendrait de former suffisamment les correspondants de presse… et de ne pas toujours ramener le fonctionnement de l’UE aux petites mesquineries nationales ou politiciennes.

3 Le Monde du 16 janvier 2024.

4 Alain Guillemoles dans La Croix du 15 janvier.

5 Le Monde du 16 janvier 2024.

Print Friendly, PDF & Email

François MENNERAT

Citoyen européen, partisan déclaré et militant d’une Europe unie, respectueuse de sa diversité et de son environnement, démocratique, solide et souveraine, fière de sa culture, de sa civilisation et de ses valeurs, rayonnante et accueillante, présente et active sur les chantiers diplomatiques du monde.Cet article n’exprime que les opinions de son auteur et n’engage nullement l’association « Europe Unie dans sa Diversité ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page