Les gouvernements des États membres contre les ambitions spatiales européennes

Lors de la dernière conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne (ESA), le 23 novembre 2022, les ministres des États membres chargés des questions spatiales ont fait l’impasse sur le développement d’un système de transport spatial habité. Les gouvernements des États membres de l’ESA n’ont pas souhaité s’engager dans cette voie. Le rapport du groupe consultatif de haut niveau sur l’exploration humaine et robotique de l’espace pour l’Europe (High-Level Advisory Group), présenté en avril 2023, appelle l’ESA à accroître considérablement son autonomie en matière d’exploration humaine et robotique de l’espace. La prochaine conférence ministérielle, en 2025, où la place de l’Europe dans les vols habités sera discutée, tentera de pousser les gouvernements européens à revoir leur position. Encore au moins trois ans de perdus. Le contexte géopolitique doit convaincre l’Europe d’occuper la place qui lui revient dans le monde, sur ce point comme sur d’autres. La gestion intergouvernementale n’est plus d’actualité. Les gouvernements des États membres manifestent un manque d’ambition coupable, aux dépens de l’avenir des citoyens européens.

Avec l’aimable autorisation de la rédaction du magazine hebdomadaire Air & Cosmos, nous avons le plaisir de publier ci-dessous dans sa totalité l’article que cet excellent magazine a présenté sur ce sujet dans sa livraison n° 2836 du 29 juin 2023. Nous la remercions vivement.


Vols habités – Des ambitions européennes forcément limitées

Remy Decourt s’est interrogé sur l’ambition contrariée du directeur général de l’ESA en matière de vols spatiaux habités. Il a échangé avec plusieurs experts, qui réfléchissent à des scénarios crédibles qui permettraient une autonomie européenne dans ce domaine.

Lors de la dernière conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne, en novembre 2022, les ministres des États membres en charge des questions spatiales ont fait l’impasse sur le développement d’un système de transport spatial habité. Une décision surprenante, d’autant que Josef Aschbacher, le directeur général de l’ESA, était favorable et souhaitait amorcer un programme de vol habité européen. Plusieurs études, dont celle du Cnes, coordonnée par Christophe Bonnal, et celle d’ArianeGroup et du DLR, le Centre aérospatial allemand, montraient qu’un système de transport spatial, s’appuyant sur une capsule rudimentaire et une version adaptée d’Ariane 6 décollant du Centre spatial guyanais, pouvait être réalisé dans des délais très courts, pour un coût raisonnable. Un feu vert donné en 2022 aurait permis de réaliser un vol habité sur orbite basse avant 2030, voire même dès 2028. L’ESA pouvait également compter sur le plaidoyer d’André-Hubert Roussel, alors président d’ArianeGroup, ouvertement en faveur d’un tel programme basé sur des lanceurs réutilisables. Peine perdue, les gouvernements des États membres de l’ESA n’ont pas souhaité s’engager dans cette voie. Cependant, la présentation en avril 2023 du rapport du groupe consultatif de haut niveau sur l’exploration humaine et robotique de l’espace pour lEurope (High-Level Advisory Group), qui appelle lESA à accroître considérablement son autonomie en matière dexploration humaine et robotique de lespace, devrait pousser les gouvernements européens à revoir leur position lors de la conférence ministérielle de 2025, où la place de lEurope dans les vols habités sera discutée.

Les limites d’Ariane 6.

Si depuis de nombreuses années l’Europe pourrait parfaitement acquérir une capacité autonome en matière de vols habités, cela na jamais été sa priorité, sauf dans les années quatre-vingt avec le projet davion spatial Hermes, abandonné en 1992. Aujourd’hui, la situation a changé. Quand on parle de vol habité, il sagit daller sur la Lune, puis de s’aventurer jusqu’à Mars. Mais, même si lESA souhaitait se doter dun programme ambitieux pour la décennie à venir en matière de vols habités, ses moyens financiers limités ne lui offrent guère d’autre choix que de se cantonner à l’orbite basse, siège d’une nouvelle économie à l’activité humaine importante, plutôt que de réaliser des vols lunaires habités au départ de la Terre. Car il faut se rendre à l’évidence : techniquement, lEurope nest pas capable denvoyer ses astronautes vers la Lune. Pour cela, il faudrait un lanceur lourd de type Saturn 5 ou SLS (Space Launch System), avec une masse au décollage dau moins 2 500 t. Aussi puissante soit-elle, Ariane 6 dans sa version à quatre propulseurs d’appoint nen est pas capable ; seulement peut-elle faire du cargo à destination de la Lune ou du Gateway, ce qui est déjà très bien. Il y a certes des projets pour améliorer ses performances, avec une capacité demport portée à 10 t pour Ariane 62 (avec deux propulseurs d’appoint) et 20 t pour Ariane 64. Mais on est encore loin du compte, surtout que cela pourrait nécessiter de construire un nouveau pas de tir si les propulseurs d’appoint utilisaient des ergols liquides.

Pour envoyer un équipage de trois astronautes autour ou sur la Lune, il faut en effet être capable de lancer 125 t sur une orbite trans-lunaire, ce qui signifierait six Ariane 6 afin de constituer un train lunaire. Or, toute la production du lanceur est réservée aux marchés institutionnels et commerciaux du lancement de satellites. A cela s’ajoute qu’avec une cadence de lancement de plus ou moins douze vols par an, ce scénario n’est pas réalisable.

Nouvel écosystème en orbite basse.

Plutôt que se focaliser sur la Lune et amorcer un programme dédié, dont le coût est estimé à au moins 12 Md€, lESA doit voir moins loin et sinstaller durablement sur orbite basse, où l’essentiel des activités spatiales va se dérouler dans les prochaines années. S’assurer d’avoir accès à cet écosystème spatial avec de nouvelles utilisations et louverture de nouveaux marchés, devient un enjeu économique et géopolitique majeur. On citera en exemple : le service en orbite (maintenance, assemblage, avitaillement, transfert orbital, inspections…) ; l’assemblage de structures spatiales ou de satellites ; le départ pour des missions d’exploration lunaires, martiennes ou encore plus lointaines, ainsi que du retour d’échantillons ; l’assemblage de stations solaires qui seront installées sur orbite géostationnaire et la préparation à l’élimination des déchets nucléaires ; et le point de départ pour des missions de protection planétaire. A plus lointaine échéance, sont envisagées des activités minières dans le Système solaire, avec le retour de matériaux sur Terre.

Un coût raisonnable.

A condition que plusieurs pays européens soient intéressés, le développement d’un système de transport spatial habité paraît possible pour un coût raisonnable. Avec une mise de départ d’environ 4 Md€, le ticket d’entrée peut paraître élevé, mais il est à relativiser car il s’étale sur dix ans et il est réparti entre plusieurs pays. Quand on sait l’intérêt que représentent les vols habités, si l’Europe devait dire non à un véhicule habité, ce ne sera absolument pas dû à un blocage financier mais bien à une absence de vision. A contrario, une décision de principe claire sur le vol habité, qui présente un intérêt scientifique, technologique, opérationnel et une dimension symbolique très forte, enverrait un message politique fort à destination du grand public, et à une filière industrielle qui se positionne déjà clairement sur le sujet. En sortant du carcan de la coopération internationale, dans lequel l’ESA s’est enfermée depuis l’abandon du programme Hermes, l’Europe trouverait enfin une autonomie d’accès à l’espace dont l’orbite basse va devenir le siège d’une nouvelle économie à l’activité humaine importante.

Une capsule plutôt qu’un véhicule ailé.

Lidée dune capsule rudimentaire, que certains assimilent à tort comme un manque dambitions, devrait être la voie à suivre. Ce nest pas pour rien si SpaceX et la Nasa lont choisi pour transporter des astronautes, le premier vers la Station spatiale internationale (Crew Dragon), et la seconde vers la Lune et au-delà (Orion). Les idées futuristes des bureaux d’études des industriels sont à réfréner, tout comme celles du centre de conception de l’ESA, qui réfléchissent à des véhicules et des architectures de transport spatiaux ambitieux, difficilement réalisables ou en décalage avec la réalité des besoins affichés. Un véhicule ailé, de type Hermes ou Susie (proposé par ArianeGroup en septembre 2022), aussi attrayants soient-ils, ne sont peut-être pas les mieux adaptés pour répondre aux besoins de l’ESA et à de fréquents allers-retours sur orbite basse. Cela dit, le rudimentaire n’empêche pas l’innovation et le développement d’un système de transport spatial entièrement réutilisable, donc différent du véhicule Orion de la Nasa (dont le module de service que l’ESA fournit n’est utilisable qu’une seule fois). En termes d’innovation, on peut aussi imaginer un concept de système d’interruption de lancement avec une capacité d’interruption de bout en bout.

Pour orienter ses choix et définir l’architecture d’un futur système de transport la mieux adaptée pour accéder à l’orbite basse, l’ESA a passé plusieurs contrats davant-projets à ArianeGroup, Dassault Thales Alenia Space et la startup franco-allemande The Exploration Company, et chacun proposera sa proche vision du transport spatial. L’ESA peut également compter sur l’avis de l’Académie de l’Air et de l’Espace, qui a publié en novembre 2019 un rapport intitulé « L’espace : quelle stratégie européenne pour les vols habités ? ».

Si l’orbite basse est pour linstant la seule destination accessible à lEurope, l’ESA peut et doit se projeter dans le futur dans ce qu’elle développe. Et donc préparer les étapes suivantes de lexploration humaine que seront Mars et les astéroïdes, car un programme de vol habité peut servir à développer des technologies nécessaires pour envoyer aussi bien du fret que des astronautes sur orbite basse, mais également vers des destinations plus lointaines. Enfin, si l’ESA veut aller sur la Lune par ses propres moyens, qu’elle abandonne l’atterrisseur lourd Argonaute (ex-EL3) ! À la place, pourquoi ne développerait-elle pas un véhicule conçu pour le transfert d’astronautes de la Gateway à la Lune et les ramener à bord ? Dans ce schéma, lESA négocierait des vols habités à destination du Gateway avec la Nasa ou une entreprise privée, et organiserait elle-même des séjours de ses astronautes sur la Lune. Une stratégie qui permettrait à l’ESA d’envoyer un bien plus grand nombre d’astronautes sur la Lune qu’avec les missions Artemis négociées avec la Nasa…

Remy Decourt

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