Le parfum nouveau du marais souverainiste

« Sauvons l’Europe » est une association amie née en 2005 au décours du funeste référendum français sur le projet de « Traité constitutionnel pour l’Europe ». Sous la signature d’Arthur Colin, son vice-président et rédacteur en chef de son site, elle vient de publier le 25 octobre 2021 ce remarquable article « Le parfum nouveau du marais souverainiste » qui fait un point bienvenu sur le mésusage délibéré sinon conscient dans l’Europe d’aujourd’hui du concept et du mot « souveraineté » par les nationalistes contemporains décomplexés. Nous avons obtenu l’aimable autorisation de le reproduire ici. Avec une espièglerie assumée , son rédacteur relève ici ou là leur inénarrable prétention de… sauver l’Europe (sic) quand bien même l’Histoire ne cesse de nous rappeler combien cette obsession brouillonne a causé de millions de morts depuis des siècles.

Soulignons au passage que toutes les tentatives d’inventorier les compétences que l’Union européenne se serait adjugées à tort en outrepassant les prérogatives que lui octroient les traités ratifiés par ses États membres (parmi lesquelles celles de Jean-Claude Juncker, par bonne volonté, ou de Davis Cameron) se sont avérées vaines, aboutissant même souvent à conclure que certaines compétences supplémentaires devraient plutôt s’exercer au niveau de l’Union pour mieux garantir notre souveraineté collective.

Europe Unie dans sa diversité

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Le parfum nouveau du marais souverainiste

Il y a peu encore, les choses étaient simples : il y avait des pro-européens, et des souverainistes qui récusaient le principe même de la construction européenne. Puis les souverainistes ont perdu le combat : l’Europe marche un peu mieux, sa légitimité s’affirme. La sortie devient une issue moins crédible parce que le Brexit, en particulier, a montré qu’elle ne débouchait finalement sur rien de si extraordinaire ou salvateur. Marine Le Pen redécouvre l’Euro et les nationalistes jaloux sont réduits à imaginer des histoires d’horreur pour nourrir leur opposition.

Ce fut donc le règne de la nostalgie souverainiste sans conséquence. Dans un très bel ouvrage très bellement intitulé « Sauver l’Europe », Hubert Védrine identifiait avec beaucoup de subtilité que le principal péril pour l’Europe était les pro-européens. Surtout, l’Europe ne doit se mêler que de ce qui est absolument nécessaire, sous peine de braquer les peuples. Les fous qui ont quelques ambitions en la matière poursuivent des chimères immatérielles et feront plus de mal que de bien. Faisons donc entre gens responsables l’inventaire des sujets qu’il faut rapatrier à la Patrie, et il en restera bien assez pour Bruxelles. Suivait une liste de sujets nouveaux à déléguer à l’Europe parce que ce serait une bonne idée, et aucun à retrancher parce que ma foi ils n’apparaissent pas avec évidence. De fait, il est rare que l’Europe parvienne à s’approprier des sujets sur lesquels elle n’est pas utile. Le programme de campagne de François Fillon sur l’Europe suivait exactement le même plan : une exhortation vigoureuse à renationaliser une partie des sujets traités par l’Union, puis aucune proposition en ce sens et une liste de sujets à européaniser. La souverainisme n’est plus pour ce courant d’idée qu’un habit passé qu’on porte pour son confort, une esthétique à poser chastement sur la poursuite à regret de la construction européenne.

Mais les saisons changent, et voici le souverainisme façon Boris Johnson : le deal me va, je ne vais juste pas appliquer les morceaux que je n’aime pas. Plus question de sortir de l’Europe, on ne fera que quelques incartades, des coups de canifs au nom de l’intérêt national impérieux. S’ensuit un festival de discussions brouillonnes sur la supériorité relative des traités et des constitutions à laquelle personne ne comprend rien, qui reçoit des solutions différentes dans chaque pays (ici l’extrême raffinement de la pensée constitutionnelle française) et qui ne constitue en aucun cas le fond du problème politique.

La question fondamentale est beaucoup plus simple : existe-t-il un État de droit européen ? Un citoyen d’Europe dispose-t-il des mêmes droits européens ici ou là ? Une loi adoptée en commun par l’ensemble de nos gouvernements et la majorité de nos députés européens élus au suffrage universel s’applique-t-elle partout ? Si la réponse est oui, nécessairement le droit européen prévaut sur le droit national. C’est la position de la Cour de justice de l’Union européenne. En cas de conflit interne, par exemple avec une constitution, il faut soit adapter la constitution (c’est la solution française, et elle est ouverte à la Pologne), soit faire prévaloir le droit européen sur la constitution, soit modifier la norme européenne dans le cadre légal européen. Souvent un mélange, dans une conversation de long terme entre juges et institutions. Si la réponse est non, alors il n’y a pas de règle commune en Europe car chacun va faire ses incartades sur des sujets qui l’arrangent.

Car disons-nous vraiment les choses : quels sont ces sujets « constitutionnels » qui sont absolument vitaux et sur lesquels on ne peut pas se permettre d’appliquer le droit européen ? A gauche, Arnaud Montebourg se propose de « Sauver l’Europe » (très belle formule) en sauvant les militaires français des 35 heures (qui ne les menacent guère, mais personne n’est obligé de connaître ses dossiers) et la politique industrielles (qui aux dernières nouvelles a l’air d’être réalisable dans le cadre des traités). On est loin du vital. A droite c’est la lutte contre l’immigration qu’il faut préserver de l’Europe. Un tout petit peu, avec mesure. Mais aussi au passage, de la convention européenne des droits de l’homme, de la convention internationale sur les réfugiés et peut-être même de la Constitution française qu’il faudra donc un tout petit peu ignorer pour la protéger de l’Europe. En « Macronie », c’est peut-être passé inaperçu mais c’est l’interdiction de l’espionnage généralisé de la population qui est contraire à « l’identité constitutionnelle française ». On en ressort avec la vague impression que c’est tout bonnement l’État de droit qu’on cherche à remettre en cause en le parant pour l’occasion d’un vêtement européen.

Et ailleurs en Europe ? Quand la Cour constitutionnelle allemande provoquait une telle crise, c’était sur la politique monétaire de la BCE défavorable aux retraités allemands. Sommes-nous bien certains d’être sur des questions fondamentales de la constitution ? En Pologne de quoi s’agit-il ?  De l’indépendance de la justice face à la corruption des gouvernements. Et Ô surprise, une cour constitutionnelle qui n’est plus indépendante du gouvernement décide que l’opinion qu’elle se fait de la constitution polonaise sur l’indépendance des juges n’est pas compatible avec l’opinion de la Cour de justice de l’Union européenne sur les traités européens garantissant l’indépendance des juges (oui, la pensée constitutionnelle polonaise peut aussi être raffinée). Nous attendons avec gourmandise de connaître les méandres de l’identité constitutionnelle des Pays-Bas en matière de fiscalité.

Arthur Colin, Sauvons l’Europe, 25 octobre 2021

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